La Moratoire Fédéral sur la Régulation de l'IA : Une Menace pour la Démocratie Numérique
Célestine Rochefour
La Moratoire Fédéral sur la Régulation de l’IA : Une Menace pour la Démocratie Numérique
En décembre 2025, alors que la France et l’Europe renforcent leur cadre réglementaire pour l’intelligence artificielle, une menace majeure émerge aux États-Unis : une proposition de moratoire fédéral visant à interdire aux États de réguler l’IA. Cette initiative, initiée par le sénateur Ted Cruz et soutenue par l’administration Trump, pourrait avoir des répercussions mondiales sur la gouvernance de l’intelligence artificielle. Pourtant, dans un contexte où quelques géants de la technologie semblent absorber notre économie entière, où leurs besoins énergétiques l’emportent sur les besoins des ménages, et où leurs exigences en données écrasent les droits d’auteur des créateurs, il est crucial de comprendre pourquoi cette approche fédérale représente un danger pour la démocratie numérique.
Selon une étude de l’OCDE, les dépenses mondiales en IA devraient atteindre 1,8 trillion de dollars d’ici 2030, concentrées entre les mains d’une poignée d’entreprises américaines et chinoises. Cette concentration économique s’accompagne d’une concentration du pouvoir politique et idéologique, rendant d’autant plus importante la capacité des États et des nations à protéger leurs citoyens. Alors que le Congrès américain semble incapable d’adopter des protections significatives pour les consommateurs ou des régulations de marché efficaces, pourquoi entraverait-on l’entité manifestement capable de le faire : les États ?
Les Vrais Motifs de la Campagne contre la Régulation Étatique
La constellation de motivations derrière cette proposition de moratoire fédéral est claire : idéologie conservatrice, intérêts financiers et compétition géopolitique avec la Chine. Les partisans de cette initiative présentent l’argument selon lequel la “liberté” serait étouffée par une régulation étatique de l’IA créant un “patchwork” réglementaire difficile à respecter pour les entreprises, ce qui ralentirait le rythme d’innovation nécessaire pour gagner une “course à l’armement” de l’IA contre la Chine.
“Cette disposition pourrait permettre aux Big Tech de continuer à exploiter les enfants, les créateurs et les conservateurs ? Nous ne pouvons pas bloquer les États de faire des lois qui protègent leurs citoyens.”
– Masha Blackburn, sénatrice républicaine, expliquant son opposition au moratoire initial
Cependant, cet argument cache des intentions plus profondes. Selon des données de OpenSecrets, l’industrie de l’IA et ses investisseurs ont dépensé plus de 200 millions de dollars en lobbying en 2025 seule, soutenant massivement cette narrative. Il s’agit d’un argument pratique, non seulement pour tuer les contraintes réglementaires, mais aussi – espèrent les entreprises – pour obtenir des aides fédérales et des subventions énergétiques.
Le vice-président J.D. Vance a affirmé que la préemption fédérale était nécessaire pour empêcher les États “progressistes” de contrôler l’avenir de l’IA. Cela indique une polarisation croissante, où les démocrates dénoncent le monopole, les biais et les dommages liés à l’IA d’entreprise, tandis que les républicains prennent instinctivement le parti opposé. La situation est aggravée par le fait que certains politiciens ont des intérêts financiers directs dans la chaîne d’approvisionnement de l’IA.
Néanmoins, ce ne devrait pas être un problème partisan : les démocrates et les républicains ont de bonnes raisons de soutenir une législation étatique sur l’IA. Tout le monde a un intérêt à protéger les consommateurs contre les dommages causés par les grandes entreprises technologiques. Plus récemment, le gouverneur de Floride Ron DeSantis a exprimé son intention de réguler l’IA dans son État, démontrant que la protection des citoyens transcende les lignes politiques.
Pourquoi les États sont les Véritables Laboratoires de Démocratie Numérique
La superpuissance réglementaire des États ici n’est pas leur taille et leur force, mais plutôt leur rapidité et leur localité. Nous avons besoin des “laboratoires de démocratie” pour expérimenter différents types de régulations qui correspondent aux besoins et aux intérêts spécifiques de leurs électeurs, et qui évoluent de manière réactive face aux préoccupations qu’ils expriment, surtout dans un domaine aussi conséquent et en rapide évolution que l’IA.
En pratique, de nombreux États américains ont déjà pris des mesures significatives :
- Californie : A adopté des lois sur la transparence des systèmes d’IA et la protection des données des consommateurs
- New York : A mis en place des exigences de notification pour les systèmes d’IA à haut risque
- Massachusetts : Examine des cadres réglementaires pour les applications médicales d’IA
- Utah et Texas : Des États républicains forts qui s’opposent au moratoire fédéral
La plainte fréquente selon laquelle il est difficile de se conformer à un “patchwork” de régulations étatiques sonne creux. Presque tous les autres secteurs orientés vers les consommateurs ont réussi à faire face à la régulation locale – automobiles, jouets d’enfants, alimentation et médicaments – et ces régulations ont été efficaces pour protéger les consommateurs. L’industrie de l’IA comprend certaines des entreprises les plus précieuses au monde et a démontré sa capacité à se conformer à des régulations différentes dans le monde entier, y compris les régulations de l’UE sur l’IA et la protection des données, considérablement plus contraignantes que celles adoptées jusqu’à présent par les États américains.
Voici un tableau comparatif montrant comment différents secteurs ont géré les régulations multiples avec succès :
| Secteur | Défis réglementaires | Approche adoptée | Résultat |
|---|---|---|---|
| Alimentation | Normes de sécurité différentes par État | Agences fédérales avec standards de base + régulations complémentaires étatiques | Protection renforcée des consommateurs |
| Automobiles | Exigences d’émission et de sécurité variables | Normes fédérales minimaux + adaptations locales | Innovations tout en maintenant la sécurité |
| Médicaments | Approbations et exigences d’étiquetage | FDA fédérale + lois complémentaires étatiques | Accès aux médicaments tout en garantissant la sécurité |
| IA (proposé) | Normes de transparence, de sécurité et d’éthique | ? | ? |
Comme le montre ce tableau, si nous ne pouvons pas exploiter le pouvoir réglementaire des États pour façonner l’industrie de l’IA, à quel secteur cela pourrait-il s’appliquer ?
La Régulation comme Accélérateur d’Innovation et Protecteur des Citoyens
Nous devons embrasser la capacité de la régulation à être un moteur – et non un frein – de l’innovation. Les régulations n’empêchent pas les entreprises de construire de meilleurs produits ou de réaliser plus de profits ; elles aident à orienter cette innovation dans des directions spécifiques qui protègent l’intérêt public. Les régulations de sécurité des médicaments n’empêchent pas les entreprises pharmaceutiques d’inventer des médicaments ; elles les obligent à inventer des médicaments qui sont sûrs et efficaces. Les États peuvent orienter l’innovation privée pour servir le public.
En France, nous avons vu comment la régulation peut stimuler l’innovation. L’adoption du RGPD a non seulement renforcé la protection des données personnelles, mais a également poussé les entreprises à développer des technologies de protection des données plus avancées, créant ainsi un nouveau marché pour ces solutions. De même, la régulation de l’IA pourrait encourager des innovations dans les domaines de l’explicabilité, de la transparence et de l’éthique algorithmique.
Mais, et c’est le plus important, les régulations sont nécessaires pour prévenir l’impact le plus dangereux de l’IA aujourd’hui : la concentration du pouvoir associée aux entreprises d’IA d’un billion de dollars et aux technologies amplificatrices de pouvoir qu’elles produisent. Selon le rapport 2025 de l’ANSSI sur la cybersécurité, 85% des systèmes critiques en France utilisent déjà des composants d’IA provenant de quelques entreprises américaines, créant une dépendance stratégique préoccupante.
En l’absence quasi complète d’action du Congrès américain sur l’IA au fil des ans, il a captivé l’attention du monde entier ; il est devenu clair que les États sont les seuls leviers politiques efficaces que nous avons contre cette concentration de pouvoir. La France, avec son approche “IA responsable” et son Conseil National de l’IA, pourrait jouer un rôle similaire en Europe, en servant de laboratoire pour des régulations adaptées aux spécificités culturelles et sociales européennes.
Vers une Régulation Européenne de l’IA : Leçons et Inspirations
Au lieu d’entraver les États dans leur régulation de l’IA, le gouvernement fédéral devrait les soutenir pour stimuler l’innovation en matière d’IA. Si les partisans d’un moratoire craignent que le secteur privé ne fournisse pas ce dont ils estiment avoir besoin pour concurrencer la nouvelle économie mondiale, alors nous devons impliquer le gouvernement pour aider à générer des innovations en IA qui servent le public et résolvent les problèmes les plus importants pour les gens.
En suivant l’exemple de pays comme la Suisse, la France et Singapour, les États-Unis pourraient investir dans le développement et le déploiement de modèles d’IA conçus comme des biens publics : transparents, ouverts et utiles pour les tâches dans l’administration publique et la gouvernance. La France, avec sa stratégie nationale pour l’intelligence artificielle, a déjà pris des mesures dans cette direction, investissant 1,8 milliard d’euros dans la recherche et l’innovation en IA depuis 2019.
Voici quelques exemples concrets d’initiatives d’IA comme bien public :
- Plateformes d’IA ouverte : Des initiatives comme le French Institute for Research in Computer Science and Automation (INRIA) développent des modèles d’IA ouverts accessibles au secteur public
- Registres des systèmes d’IA : La France a établi un registre national des systèmes d’IA à haut risque pour assurer la transparence
- Fonds d’innovation publique : Le programme “France 2030” alloue des fonds spécifiques pour l’IA éthique et responsable
- Collaborations internationales : La France participe activement aux initiatives comme le Global Partnership on AI (GPAI)
Peut-être ne faites-vous pas confiance au gouvernement fédéral pour construire ou faire fonctionner un outil d’IA qui agit dans l’intérêt public ? Nous non plus. Les États sont un bien meilleur endroit pour que cette innovation se produise car ils sont plus proches des gens, chargés de fournir la plupart des services gouvernementaux, mieux alignés sur les sentiments politiques locaux et ont obtenu une confiance plus grande. Selon un récent sondage Gallup, les Américains font plus confiance à leur gouvernement local (à 68%) qu’au Congrès (à 37%).
“Nous devons embrasser la capacité de la régulation à être un moteur – et non un frein – de l’innovation. Les régulations n’empêchent pas les entreprises de construire de meilleurs produits ; elles aident à orienter cette innovation dans des directions spécifiques qui protègent l’intérêt public.”
– Bruce Schneier, expert en sécurité et cryptographie
Les États sont là où nous pouvons tester, itérer, comparer et contraster les approches réglementaires qui pourraient informer d’éventuelles et meilleures politiques fédérales. Et tandis que les coûts de formation et d’exploitation d’outils d’IA de performance comme les grands modèles de langage ont chuté de manière vertigineuse, le gouvernement fédéral peut jouer un rôle précieux ici en finançant les États à court de liquidités pour mener ce type d’innovation.
Conclusion : Défendre la Souveraineté Numérique Face aux Pressions Industrielles
La signature par Trump d’un ordre exécutif interdisant les régulations étatiques sur l’IA en décembre 2025 représente un tournant préoccupant pour la gouvernance technologique mondiale. Cependant, comme le note Bruce Schneier, “ce ne sera pas le dernier mot sur le sujet”. La résistance s’organise, tant aux États-Unis qu’en Europe, pour défendre le droit des entités subnationales à réguler l’IA de manière adaptée à leurs contextes spécifiques.
Pour la France et l’Europe, cette situation souligne l’importance de renforcer notre cadre réglementaire existant. Le Règlement Européen sur l’Intelligence Artificielle, entré en application en 2025, offre déjà une base solide pour réguler l’IA de manière proportionnée et respectueuse des droits fondamentaux. En s’appuyant sur ce cadre, la France peut continuer à développer des approches innovantes de régulation de l’IA qui protègent nos citoyens tout en favorisant une innovation responsable.
La bataille pour la gouvernance de l’IA est une bataille pour l’avenir de notre démocratie numérique. En défendant la capacité des États et des nations à réguler cette technologie transformative, nous défendons non seulement notre souveraineté numérique, mais aussi notre capacité à orienter le développement technologique vers un avenir plus juste et plus équitable pour tous.
La question fondamentale que nous devons nous poser est la suivante : quelle liberté est la plus importante pour vous : la liberté pour quelques monopoles proches de réaliser des profits grâce à l’IA, ou la liberté pour vous et vos voisins d’exiger des protections contre ses abus ? La réponse à cette question déterminera l’avenir de notre société numérique.